« Non, c'est pas ce que je dis. » J'amorce le virage pour qu'il n'y ait pas de mal entendu entre nous. Je déteste quand les situations ne sont pas claires ou basées sur les non-dits. Je me fonde sur des faits concrets et pas sur des suppositions ou des déclarations aléatoires, ça ne veut rien dire pour moi. « Vex... Pas ça avec moi. Si tu t'ennuyais, tu ne te serais pas attaqué à un gars comme moi. Non mais regarde-moi, tu n'as aucun mal à me laminer alors ne va pas me faire croire que c'était parce que tu t'ennuyais. »

Je l'accuse carrément de me mentir et ce n'est pas forcément le fond qui me pose problème, il doit avoir ses raisons et je les respecte. Non, ce qui m'agace le plus, c'est que je ne connaîtrais jamais la réelle raison de notre confrontation de ce soir. Je râle en descendant ma tequila cul-sec, faisant signe au barman pour en avoir une autre. Après tout, c'est gratis aujourd'hui.

« Bordel qu'est-ce-que tu- » Je m'arrête immédiatement, comprenant l'attitude de la confidence qu'il m'impose. Ce qu'il dessine sur le bar ressemble d'abord à une interdiction, puis devient, au fur et à mesure, un autre type d'indication. Alors quoi ici ? L'air interrogatif sur mon visage révèle que je pige rien à ce qu'il essaye de me faire comprendre.

C'est seulement son regard qui circule derrière nos épaules qui me font comprendre qu'il est légèrement tendu à propos de quelqu'un qui serait dans les parages. À mon tour, je trouve un prétexte pour me retourner complètement, dos au comptoir et coudes contre le bar. Je scrute les nouveaux participants, perds mes yeux un moment dans la foule et scanne les alentours. Je n'y repère rien d'inhabituel.

« Aah, ouais va savoir ! »

Dis-je distraitement. Je décide de jouer le jeu également, mais je dois avouer que j'excelle beaucoup moins que lui. Ma priorité principale pour obtenir mes réponses, reste de m'adapter à ce qu'il propose. Je ne suis pas habitué à agir avec autant de déstructure, et je suis plutôt rigide face à l'imprévu - cependant, je dois bien avouer qu'il a plutôt bien réussi à m'intriguer. Alors, à mon tour, je plonge mon index dans mon verre et écris :

"qui ?"

C'est une méthode plutôt simple et pratique tout compte fait. Vex a raison de se méfier, avec toutes les extensions qu'il possède, on lui a sûrement ajouté une espèce de puce de traçage ou quelque chose qui expliquerait son hypervigilance. Dans tous les cas, comme je suis mauvais en supposition, je préfère ne pas penser plus et me focaliser sur les informations telles qu'elles sont.

Vex a toujours un truc à dire et je dois avouer qu'en ma compagnie c'est une très bonne chose.

« À ta santé aussi, igo ! »

Ma main prend son élan pour lui filer une tape amicale dans le dos. Nos verres tintent, les liquides se rencontrent mais sont séparés par la barrière de verre ; ce sera un deuxième cul-sec pour moi. J'ai l'air à l'aise avec la boisson mais en réalité, je ne suis pas non plus un grand buveur. J'apprécie des tournées avec les potes ou des soirées plus intimes chez moi avec de la compagnie et des pintes à rasade, et je peux dire que, pour connaître les plus bas-fonds encore de l'Underground, je suis content de m'en sortir sans en être dépendant.

On a beau célébrer sa victoire que l'ambiance reste calme entre nous. ll faut dire qu'on est plus du genre introverti tous les deux, à préférer une position de retrait plutôt que de se mettre en avant. C'est assurément que l'ambiance du statut quo m'emporte dans une couche de ma personnalité que je peine à exprimer quotidiennement. Dans une effusion de recherche de sens et peut-être parce que je suis en goguette, j'enchaîne entre plusieurs verres :

« Eh... Vex, je peux te poser une question ? »  Faut croire que j'ai l'alcool sentimental, car j'ai toujours eu du mal à avoir des conversations confidentielles, ou du moins, que je sois l'acteur de ses mêmes conversations. « Ça te fait quoi d'être relié à autant de composants cybernétiques ? » Parce que ça fait un moment que j'y pense mais je n'ai sauté le pas que très peu de fois, principalement pour des implants de banalité m'avantageant dans mes contrats. « Je veux dire au niveau de ta qualité de vie, tu ne te sens pas moins "humain" ? Je sais que ce n'est pas pareil pour toi, mais je veux dire... tu ne te sens pas dépendant de cette technologie ? »

J'ai déjà mis pas mal de monde au tapis, même ceux qui avaient des implants, mais avec Vex, c'est différent et à bien des niveaux. Je n'ai pas envie de ressembler à un tas de ferraille sur pattes, et j'ai encore pas mal de craintes concernant les augmentations. D'ordinaire, je m'exprime plus pour affirmer mon point de vue que pour demander celui de mes interlocuteurs, mais je dois progresser et le premier pas vers l'ascension est de consulter celui qui a su me vaincre.

Mes doigts tapotent le centre du bar, histoire de lui rappeler que j'attends quand même une réponse, car j'en oublie pas moins mon objectif principal.

Il failli croire que Leith n’allait jamais comprendre ce qu’il essayait de lui dire et il bloqua l’envie de pousser un soupir de soulagement lorsqu’enfin le fit. A la place il haussa les épaules à la déclaration de l’humain.

« Tu lui demandera à l’occasion, tant que t’as pas l’air trop menaçant, ça serait con qu’il fasse une crise cardiaque en te voyant. »

Un sourire amusé aux lèvres, l’androïde préféra laisser passer une poignée de secondes et quoi de mieux pour ça que de boire ? Une fois qu’ils eurent trinqué il avala d’une traite le verre comme s’il s’agissait d’un shooter avant de le reposer peut-être un peu trop fort ; Vex eut peur un instant que le verre ne se fissure mais il n’en fut rien. A la place il profita de la chaleur produite par l’alcool et du goût de la boisson. Le barman sort à nouveau la bouteille de strongara lorsque Leith recommanda de la tequila et le verre de l’androïde se trouva à nouveau plein, prêt à être vidé bien que cette fois peut-être moins rapidement. Peut-être pas finalement car la boisson se met à couler à un rythme assez élevé et rien ne semble les arrêter. Au final Vex en a même oublié de répondre à la question écrite de son camarade, le liquide sur le bar s’étant évaporé depuis. L’androïde leva un sourcil interrogatif lorsqu’il entendit la question, d’autant plus lorsqu’il lui sembla qu’un certain sérieux s’était installée dans la voix de Leith.

« Je t’écoutes. » Il trempa ses lèvres dans l’alcool et n’avala pas tout de suite sa gorgée, préférant en profiter un moment. Il faillit le recracher en entendant ce que l’humain avait en tête. Un rire le secoua pendant une seconde. « C’est… inattendu. »

En réalité ce n’était pas vraiment le premier mot qui lui était venu en tête pour la qualifier, cette question, mais bon ça ne servait pas à grand-chose de se montrer désobligeant. Toutefois il du admettre qu’au moins une partie de sa question n’était pas stupide.

« Laisses-moi te poser la question, bien qu’avec un ou deux mots différents : ça fait quoi d’être fait de chair ? Tu ne te sens pas dépendant de tes organes ? La réponse est oui : je dépends de tout ça pour vivre mais ça ne fait rien. Si j’étais né dans un sac de viande peut-être que je pourrais te répondre mais comme je n’ai jamais connu rien d’autre que le métal… j’en sais rien. » Il avala encore un peu d’alcool avant de reposer son verre avec plus de précaution cette fois. « Quant à me sentir humain. Je dirais que ça dépend. Des fois ça joue, des fois non ; tu sais, ça dépend surtout de la façon dont on me regarde. J’ai parfois l’impression d’être pas bien différent d’elle. »

D’un geste du menton il désigna un hologramme d’une danseuse à moitié nue dont la performance semblait plaire à une poignée de spectateurs à l’air pourtant impassif. Toutefois le langage corporel ne mens que rarement, sauf quand on sait le maîtriser mais ça c’est une autre question.

« Et puis j’ai connu quelques gars qui ne faisaient pas la différence entre leur père, mère, fils ou sœur et moi. J’aime penser que c’est pas la proportion de métal ou de plastique qui fait un humain. » Et puis l’attention de Vex fut captée par les doigts de Leith qui pianotaient sur le bar. Il termina alors son verre et se leva. « Ça m’y fait penser, j’ai un boulot à te proposer, si t’es libre évidemment. »

Les conversations d'un cerveau qui atténuent l'inhibition sont les meilleurs, car c'est en toute simplicité que nos visions respectives des choses se contrastent et se mélangent dans une ambiance posée où on remet tout en question, entourés de quelques bières pour réchauffer les corps et de bons potos pour débattre sur l'un des fondements de notre société actuelle. Il est rare que je me pose des questions existentielles, ce n'est même jamais arrivé. Il n'y a que sous l'influence de la boisson que mon esprit enfermé dans un carcan de logique et de rationalité accepte de s'ouvrir à des concepts nouveaux ou d'aiguiser sa réflexion sur une pensée abstraite.

Vex est cool avec moi, je ne saurais dire s'il est en train de prendre soin de moi ou juste à essayer de discuter sans complexe sur le sujet que j'ai lancé. Son exemple est à fortiori bien plus valable que n'importe laquelle de mes explications. Néanmoins, je tiens à mettre les choses au clair, car si la boisson ne m'aide pas à être clair dans mes questions, les zones responsables du traitement des informations, elles, restent branchées.

« Ce n'est pas comme ça que je voulais l'exprimer. » Je commence les yeux à moitié dans le brouillard. « Tu penses. Tu as une conscience. T'existes ; peu importe le corps que tu as. Seulement, je suis curieux comme tu le vois. » Vex n'a pas l'air gêné par mes questions, ni particulièrement engagé pour sa cause, qui pourtant, aurait le mérite d'être défendue. Il reste dans le juste-milieu qui implique que ses réponses sont d'une justesse impressionnante. Humble et calme, son opinion à ce propos est néanmoins fataliste : c'est comme ça qu'il se voit ?

J'apprécie qu'il rectifie ce qui était incorrect dans mon esprit, permettant à ma réflexion de se cimenter à ce propos. Contrairement à d'autres, je n'ai aucun mal à accepter que la vérité puisse venir d'ailleurs.

« Tu dis que tout dépend de la façon dont je te regarde, mais toi, tu te vois comme l'hologramme. Pourquoi ? »

Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi il se compare à un holo qui danse et attire le regard des hommes libidineux tellement habitués à assouvir leurs déboires qu'ils deviennent impassibles face aux représentations installées pour leur bon plaisir. C'est un message morbide qui laisse à croire qu'il se voit comme un objet que tout le monde convoite, mais qu'on s'en débarrasse dès qu'il n'a plus d'utilité. A-t-il un message plus profond de nature plus émotionnellement tragique qu'il essaye de me faire comprendre que la première couche visible que je m'évertue à analyser ?

Il semble y répondre avec son exemple sur la famille et ça rejoint ce que je lui disais plus tôt. Tant qu'il était en mesure d'avoir une conscience, alors qu'importe son enveloppe corporelle au final. Être humain est juste un mot, ça en qualifie en rien ce qu'il est. Je hoche la tête, validant son discernement.

« Ouais, bien sûr, qu'est-ce que je peux faire pour toi ? »

Je me lève par imitation. Même si ma vision chancelle et brouille certains de mes implants neuronaux, je parviens à rester debout et à maintenir le rythme. C'est signé son arrêt de mort que de se montrer faible dans ce genre d'endroit, je ne voudrais pas dépendre de lui ou me laisser aller et m'endormir pour découvrir que le lendemain, il me manquerait une partie importante de mes organes vitaux si je ne crève pas sur le billard avant. Sans rire, les rues de la soif sont autant un véritable challenge pour ceux qui veulent se faire péter le foie ou remporter des paris qui leur rapportent des crédits, qu'un véritable champ rouge favorable à la récolte des trafiquants d'organes.

« On en discute chez moi ? »

Je vois bien qu'il n'est pas tranquille, parce qu'autrement, on aurait parlé du job au bar. Je ne préfère pas m'avancer sur le type de contrat qu'il va me proposer, mais toujours est-il qu'il est préférable de prendre ses précautions.